L'innovation vue par un président de technopole

Un interview de Pierre Couëdelo, président de Lorient Technopole Innovation

Photo de Pierre CouedeloComment valoriser les travaux des laboratoires, faciliter le transfert, recherche partenariale ?       On peut formuler la question de différentes manières. Comment accompagner un innovateur pour un travail commun ? Comment la recherche s’inscrit dans le processus d’innovation et quelle est sa contribution ? Comment améliorer le transfert et les collaborations ?

Je peux commencer par une critique du modèle classique : on a des modèles schumpetériens. Une recherche est conduite dans un laboratoire, puis un entrepreneur s’en saisi. C’est un modèle linéaire. La vision de Shumpeter n’est pas fausse mais cette linéarité n’est pas si souvent vérifiée. On observe plus souvent des processus cycliques, itératifs où plusieurs facteurs culturels viennent interférer. Patrick Noailles[1] identifie plusieurs fonctions et plusieurs acteurs de l’innovation.

1)      La fonction chercheur penseur, celui qui pense, réfléchit, imagine et conçoit les bases scientifiques et techniques du futur sans idée préconçue des finalités, il conçoit une œuvre intellectuelle sur des bases scientifiques. C’est à partir de ce travail que les aspects culturels liés à la vulgarisation des connaissances scientifiques prendront le relais, que ce sera la charnière entre recherche fondamentale et appliquée : de la connaissance à l’invention, de la machine à vapeur à la première locomotive.

2)      La fonction d’inventeur : c’est de lui que vient l’idée du produit, d’une réalisation concrète, il conçoit un prototype mais ce dernier ne constitue pas un standard technique. Il fait la preuve du concept mais il n’a pas normé son invention. Ce ne sera pas vendable tel quel, pas économiquement viable.

3)      La fonction d’innovateur : elle est  centrale pour l’innovation, souvent sous-estimée : Le mot « innovation » renvoie à 100 millions de références sous Google, celui d’ »innovateur » seulement à 3 millions ! Preuve que l’on oublie, mésestime ou ignore la personne ou la fonction.

À quel moment passe-t-on de l’invention à l’innovation ?           L’innovation résulte d’un innovateur qui fait une synthèse technique et économique, qui crée un nouveau concept, c’est le fait d’une personne, d’un individu. L’innovateur se nourrit d’un environnement, différent selon le type d’innovation, phénomène diffus, cyclique, résultant d’une coopération ou d’une collaboration avec des laboratoires, il n’existe pas de règle sauf que l’innovateur va agir à un moment donné. Il finance l’ensemble et prouve que ça peut se vendre. On est dans le cadre d’une personne (un individu). Pour Apple ce fut Steve Jobs, pour Microsoft, Bill Gates ; pour la machine à vapeur c’est Stevenson qui assura la normalisation technique et trouva le financement.

Un exemple dans votre environnement ?   Toutes les entreprises sont innovantes, dont la mienne, j’ai eu l’idée et la volonté farouche, irrationnelle, de construire le concept de Camka[2], avec un risque financier énorme. J’ai eu à prouver que se produit se vend, trouver des financements, m’assurer de l’acceptabilité sociale et de la solidité économique du concept. L’innovateur est un intégrateur, il assure la standardisation technique indispensable pour vendre et assurer l’équilibre économique et l’acceptabilité sociale, il doit vaincre la résistance au changement.

L’innovation, un processus cyclique ou itératif ? Quels en sont les ingrédients ? Comment le processus avance-t-il ? Quels sont les freins ? Les catalyseurs ?        Parmi les facilitateurs on peut citer les contacts avec les laboratoires pour l’étape de faisabilité. Je n’avais aucune compétence en électronique et informatique. Le réseau permet de savoir si l’on est dans les clous techniques scientifiques. J’ai cherché moi-même au départ ces contacts. Ceci est lié à mon expérience personnelle. J’étais imprégné de cette idée sous-jacente. J’ai demandé si mon idée était faisable.

Est-ce le comportement classique pour un chef d’entreprise ? Une démarche spontanée ? Ce n’est pas aussi naturel que cela, pas très répandu. Le frein pour ce contact est lié à l’image que se fait un monde de l’autre. L’entrepreneur a souvent un complexe d’infériorité vis-à-vis du chercheur qui, lui, a tendance à considérer le travail en entreprise comme inférieur. Il y a un immense progrès à faire du côté des communicants de l’université qui ne font qu’ancrer l’image de défiance qu’ont les innovateurs potentiels de l’université. De leur côté, les entrepreneurs ne comprennent pas (ou ne s’intéressent pas au ) le fonctionnement d’un laboratoire de recherche souvent par manque de curiosité. Le laboratoire présente ses travaux [aux entreprises] comme une publication scientifique dans un colloque. Si je présente cela à la SAUR, ils me demandent d’assurer la traduction économique de ces informations. Il faut des interfaces recherche-économie-innovateurs, ce doivent être des hommes ou des femmes du marketing, des commerciaux, même s’ils doivent être appuyés par des juristes pour gérer la PI. Valoriser la recherche est un travail de marketing : il faut préciser le ciblage, comment l’adresser, comment on l’adresse, le présente. Il y a là un profil de poste à créer : connaissance marketing, commercial et un peu la fibre d’un innovateur donc capable de saisir les opportunités à traduire un travail de recherche de manière économique et qui sache faire le lien avec l’entreprise pour lui faire saisir, comprendre cette opportunité. Il s’agit ici de traduire un potentiel de recherche en potentiel économique.

Les structures nationales ou régionales tendent à dissocier valorisation et innovation. Valoriser et innover devraient être mieux intégrées ? Est-ce qu’on crée ainsi un fossé ? Il existe des géométries variables. Le jacobinisme est aussi nuisible ici. Il faut des liens de proximité avec les entreprises. La méthodologie à mettre en oeuvre doit être, à la fois, nationale et diffuse. Il faut aussi des cellules proches des entreprises.

La technopole répond à cela ?        Oui pour la proximité ; mais elle n’est pas proche des secteurs traditionnels qui pourraient faire l’objet de transferts. La technopole pourrait aider ces entreprises à se saisir d’opportunités (elle ne le fait pas aujourd’hui). LTI a des relations avec certains laboratoires mais ces liens ne sont pas encore suffisamment développés : tout ce qui est valorisable n’est pas connu. Il manque une intensification et un élargissement du spectre. Il faut collecter systématiquement l’information. Tout ceci demande un travail important.

Quel rôle pour les interfaces ? Les technopoles dynamisent l’activité des entreprises mais sont-elles pour autant des interfaces positionnées entre recherche et monde économique  ?    Il y a un intérêt certain à élaborer des structures bien intégrées à l’université (technopoles ou autres). Il y a une réflexion commune et approfondie à mener pour optimiser cette intégration. Je citerai un exemple d’échec et de succès :

Une entreprise s’était plainte d’un prototype non opérationnel parce que déphasé par rapport au marché. Ceci souligne les limites du chercheur-penseur qui a peu d’idée de la finalité de ses travaux. Nous sommes face à une mauvaise appréhension des rôles respectifs, à une confusion des genres : c’était à l’entreprise de faire ce travail. Il doit y avoir adéquation entre les fonctions définies par P. Noailles.

Quand on brainstorm avec le laboratoire, celui-ci parle de son travail de recherche et nous, entreprise, en assurons une traduction économique. Je cite l’exemple d’une recherche sur la réalité augmentée vouée, selon le laboratoire, à la filière nautisme. Nous considérons que le nautisme n’est pas adapté à ce marché, contrairement à celui de la défense où il y a des opportunités et des marchés. Le laboratoire n’a pas la finalité. Nous, comme innovateurs, sommes en mesure d’en donner une expression économique. On peu citer aussi le projet VORTEX qui utilise l’analyse statistique des réseaux sociaux pour donner à voir l’écosystème breton de l’innovation en lien avec son territoire. Je vois immédiatement une application pour de l’intelligence économique avec le circuit commercial qui va avec.

Comment identifier une entreprise innovante d’une qui ne l’est pas ?  Une entreprise est elle forcément innovante ?                On est innovant plus ou moins. Certaines le sont beaucoup car elles sont bâties sur des innovations de rupture et dirigées par un innovateur. 90% des innovations sont de type organisationnel, 10% donc de type technologique. Ces innovations peuvent reposer sur des études statistiques très sophistiquées ou, à l’opposé, sur une idée de génie sans aucune contribution scientifique ou technique particulière. C’est avant tout une création économique, c’est faire mieux avec moins, introduire un procédé nouveau qui va se traduire par une amélioration économique, une création économique qui introduit un procédé nouveau.

Je considère que Camka System joue le rôle d’un créateur, d’un accoucheur d’entreprises, visant à faire émerger de nouveaux modèles économiques. Nous ne sommes pas en phase de croisière, si cela existe. Une fois l’entreprise lancée, elle va industrialiser et se développer, d’autres vont améliorer le process par des actions d’innovation incrémentielle, le tournevis placé en bas ou en haut fait gagner (ou perdre) 10 secondes sur le process.

Revenons sur les interfaces nécessaires. La question des différences d’échelles de temps entre la recherche et l’entreprise sont souvent montrées du doigt.  Un sujet de distanciation ? Faux ou vrai procès entre recherches publique et privée ?  On ne suit pas la même échelle de temps en fonction des tâches. Il est possible de distinguer trois cas :

1)      Un mode assez classique d’une recherche amont menée sur le temps long. Les théories et connaissances acquises vont elles-mêmes accoucher d’autres travaux qui eux, à un moment donné, vont déboucher sur de l’innovation. Pour une recherche plus appliquée, de la R&D, l’entreprise pourra s’en saisir pour les valoriser sans doute avec moins de délais. Cependant, on ne peut pas demander que tout se fasse sur une même échelle de temps. Le laboratoire n’a pas à se caler sur le temps de l’entreprise. Pour revenir sur les fonctions identifiées par P. Noailles, à la complémentarité chercheur-penseur / innovateur se superpose la complémentarité des échelles temporelles des deux fonctions.

2)      S’il existe une collaboration directe laboratoire-entreprise, là on définit un protocole, un contrat, une action commune sur un temps contraint ; c’est typiquement les projets de recherche partenariaux des pôles de compétitivité. Cette fois, le travail est défini en amont, on travaille en mode projet sur un temps contraint.

 3)      Le dernier cas de figure relève de la valorisation de travaux après un dépôt de brevet : l’entreprise exploite le brevet. Ce peut aussi être le fait du chercheur lui-même s’il a la fibre de l’innovateur[3].

Quelle serait l’interface idéale de la valorisation à mi-chemin entre le laboratoire et l’entreprise ? Pourquoi pas une technopole ?       L’innovation, c’est contagieux : valeur de l’exemple, émulation, se dépasser. Pour donner envie aux chercheurs de devenir des innovateurs, il faut qu’ils se rapprochent des entrepreneurs ; il faut une ambiance qui s’y prête, s’immerger dans une culture, générer des relations plus intenses, non nécessairement institutionnelles, plutôt une vraie proximité d’idées. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Ça existe peu, insuffisamment en tout cas. Les technopoles tissent des liens mais elle n’est pas assez dans l’université. Ce qui l’en empêche ? Un peu de moyens mais ce n’est pas tout : il faut une volonté commune.

Concernant la problématique de la frontière : les technopoles font partie du monde économique. Peuvent-elles jouer le rôle d’interface ?    Les technopoles sont le fruit des collectivités locales, pas de l’université. Toutefois, le vice-président est un universitaire mais on ne va pas encore assez loin. Les open coffee ne sont pas assez fréquentés par les universitaires.

Les collectivités poussent entreprises et universités. Pourraient-elles jouer ce rôle de rapprocheur, de facilitateur ?  Oui cela pourrait être leur rôle. Notamment pour l’innovation incrémentale. Il y a des difficultés par ailleurs. La SATT et les technopoles s’opposent sur la vision d’un guichet unique pour la valorisation.  C’est un travail qu’assurent les technopoles depuis longtemps. Autre difficulté à résoudre : parfois les collaborations avec les laboratoires ne sont pas toujours de proximité. Il faut juste être au courant de ce qui se fait. Donc l’interface doit assurer la diffusion d’informations y compris émanant de laboratoires distants ; dans un cas particulier concernant un laboratoire lyonnais, c’est la communication de ce laboratoire qui nous a permis d’en être informé.

Pour conclure ?        Il faut trouver l’interface ! Porter à la connaissance des entreprises les connaissances, les idées et les savoir-faire des laboratoires et leur PI. Ce travail est fait par des universitaires ou des juristes qui n’ont pas l’approche marketing et commerciale indispensable selon moi. Les ingénieurs de transfert posent un problème de casting. Est-ce le profil d’ingénieur qui correspond le mieux à cette fonction ? Il est permis de s’interroger. Je reste fasciné quand la relation marche bien : bonne traduction business de connaissances et théories pour saisir une opportunité qui se présente.


[1] L’innovation, valeur, économie, gestion par Patrice Noailles, Editions ESKA (2008)

[2] Surveillance et maintenance à distance de dispositifs techniques et de télémédecine, www.camka.com/

[3] C’est typiquement le cas de F. Zal qui crée Hemarina