Territoires numériques, Territoires politiques

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« Territoires numériques, territoires politiques » était le thème de la conférence-débat organisée ce vendredi 28 novembre 2014 par Bretagne Prospective. Trois experts : Michel BRIAND, Bruno MARZLOFF et Jean-Claude RAOUL y exposaient leurs points de vue et approches particulières.

Un débat à deux dimensions, numérique et politique, dont la seconde composante s’est surtout focalisée sur la manière dont les politiques abordent cette mutation permanente plus que sur la dimension politique per se des TIC. Le débat fut initié autour de la délicate question de l’urbanité, considérée de manière paradoxale comme contingente à celle du développement numérique. Vit-on en zone urbaine, péri-urbaine, rurale ? Selon Jacques Lévy1, l’urbanisation de la France est achevée, position de principe retenue par Jean-Claude RAOUL2. Parler du numérique, c’est poser la question centrale de la proximité, concept souvent mis au singulier alors même que la dématérialisation des services va croissante et que la proximité, par exemple vis-à-vis des structures hospitalières, peut être géographiquement très grande et, temporellement, très distendue comme c’est le cas dans le Val-de-Marne en raison de congestions circulatoires chroniques. Le faisceau de positions converge vers le constat que ce qui compte en la matière, ce qui crée de la richesse pour le territoire, dépend in fine du niveau d’inter-connectivité de chaque individu. Une « petite vieille » habitant Charlottenburg, quartier ouest branché de Berlin est surement moins interconnectée3 que certain hameau rural du Centre Ouest Bretagne hébergeant un think tank bien connu ! Si la question du numérique est le point d’incidence, il faut s’attendre à une lecture des cartes biaisées comme cela se produit souvent4. Un second point intéressant concernait les attentes de la société vis-à-vis du numérique. Les experts sincères ont à cœur de poser la problématique de manière simple, ce qui veut dire en l’occurrence : compréhensible par tout un chacun. L’exercice portait, à titre d’exemple, sur la question des mobilités/agilités et la croissance fulgurante de services comme « BlaBla car » qui fut évoquée à cette occasion. Une innovation qui répond à un véritable besoin de mobilité, qui diminue les coûts et augmente le taux de remplissage d’un véhicule de 1,3 à 3,5 tout en ayant comme conséquence une… diminution du PIB, mérite que l’on s’y arrête un instant. Il va falloir revoir notre logiciel-credo ! Ce qui me frappe en l’occurrence c’est la conjonction de deux phénomènes : premièrement le jaillissement éruptif d’innovations géniales de simplicité et, deuxièmement dans une échelle de temps quasi-identique, ces mêmes innovations déplacent totalement la problématique qui les a suscités, voire justifiés a posteriori. C’est un peu comme si, en apportant une réponse à un problème qui lui est posé, un élève (reprenons le vieux cadre apprenant-sachant, bête noire à juste titre de Michel Briand5), modifiait la donnée dudit problème. Ce processus itératif visant à atteindre une asymptote qui se déplace quand on s’en rapproche, un horizon en somme, nous fait passer, et c’est là l’inacceptable [pour notre bon vieux rationalisme], d’une démarche affirmée comme déterministe (à chaque problème identifié, une solution) à des raccourcis cognitifs (les heuristiques de jugement), démarches imprévisibles par essence et non par incapacité. Gouverner c’est prévoir ? Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette situation à celle à laquelle furent confrontés, au milieu du XX° siècle, les chercheurs en physique quantique quand ils comprirent qu’ils ne pouvaient connaître l’état d’un système sans que l’opérateur lui-même ne perturbe ce même système. Observait-on la nature ou l’effet de l’expérimentateur sur la nature ? Sacré dilemme, convenons-en ! Le petit chat (de Schrödinger) est-il mort ? Vivant ? Ou pas ? Faciliter la mobilité par co-voiturage fiabilisé (les passagers évaluent les conducteurs) a nécessairement des incidences sur le trafic passager SNCF qui doit revoir sa politique économique vis-à-vis de la catégorie (à supposer qu’elle soit uniforme) qui use de cette innovation, sur la mobilité travail, famille, loisirs-tourisme, sur quoi encore ? A découvrir dès demain !

Développement numérique et usages émergents échappent à la vision politique trop sectorisé et court-termiste. La vision systémique promue par Jean-Claude RAOUL ce soir-là n’est pas encore de mise au sein de nos institutions pyramidales. Et le hiatus n’est pas que géométrique. Tout au plus, peut-on attendre de nos élus qu’ils mettent en place les prérequis pour que ce soit en devenir. C’est le cas parfois comme en Bretagne avec la forte volonté de développer le haut débit à toutes les échelles socio-économiques de la région. Il est original que la question du numérique, liée à celle de l’intelligence collective, vienne poser très crûment celle du statut du politique. La salle convenait que, au mieux, il y avait un accompagnement, mais que toute démarche systémique était hors de portée des élus. A croiser avec les propos de Thomas Legrand7 à propos du mythe gaullien de la rencontre entre un homme et le peuple qui « est très limite du point de vue de la démocratie et ce n’est même plus efficace dans un monde ouvert qui aspire à la démocratie horizontale ». La solution ne peut plus venir d’une personne. Pourra-t-on accepter, au-delà d’expériences confidentielles, que l’intelligence territoriale, nécessairement collective, puisse faire émerger très vite de nouveaux repères pour une société qui se cherche et qui, croyant avoir simplement largué ses amarres, a finalement rompu ses attaches ? Les mots sont les grandes prostituées modernes, nos élus font, en fin de compte, ce qu’on attend d’eux et il serait bienvenu que les électorats sortent leurs élus de l’instantanéité spatiale et temporelle dans laquelle ils les ont confiné, ces mêmes élus qu’ils poussent dix fois par jour à la faute en réagissant à l’image reine. Pour autant, nous n’avons pas à excuser, ni oublier, tel brillant diplomate qui, en un temps, se fit offrir par « la putain de la république » une paire de chaussures devenue lamentablement fameuse (au sens strict de l’adjectif) en se justifiant devant un juge qu’il « avait tellement peur de manquer d’argent » ou tel ministre fraudant le fisc tout en exhortant le « brave » contribuable à avoir un comportement modèle. Il serait bon de savoir ce que nous voulons vraiment, ce que nous sommes prêts à faire pour y tendre, surtout en ce temps où l’homme providentiel renaît de ses cendres avec un score double de son suiveur. Le temps des idoles est passé. Ou pas !

 

  1. Jacques LEVY, Réinventer la France, Fayard, 2013
  2. Jean-Claude RAOUL est délégué général de l’Académie des Technologies, Bruno Marzloff est responsable du groupe Chronos
  3. Données personnelles
  4. Etude du CESER de Bretagne sur le décrochage scolaire qui montre des situations très diverses dans les trois cantons du Centre Ouest de Bretagne (pour exemple)      .
  5. Michel Briand, un des animateurs de la conférence a siégé au Cons eil National du Numérique
  6. M Le magazine du Monde, 22 novembre 2014